Liège et Bourgogne : un choc imparable ?
« Et jamais on ne pouvait rendre les Liégeois enclins à la paix ni à quelque bon traité parce qu’ils avaient de méchants soupçons à l’égard de monseigneur de Liège, qui manifestait une si grande amitié envers monseigneur de Bourgogne ». Ainsi s’exprime, dans sa chronique, Jean de Stavelot, moine à l’abbaye bénédictine de Saint-Laurent de Liège, qui vivait dans la première moitié du XVe siècle. « Monseigneur de Liège » dont il parle est le prince-évêque Jean de Heinsberg, « monseigneur de Bourgogne » le duc Philippe le Bon. Les événements à l’occasion desquels il s’exprime ainsi sont à mettre en rapport avec des affrontements militaires autour de 1430. Les sujets du prince-évêque lui reprochent donc sans ambages d’entretenir de bonnes relations avec un prince voisin mais non ami, Du moins, s’il semble être « l’ami » du prince-évêque, ne l’est-il pas du pays, de la « patrie » liégeoise. J’aime baliser l’histoire au moyen de mots clés. En voici un premier, en prélude : entre Liège et Bourgogne, prévaudront toujours des tensions, traduites par des actions larvées, des escarmouches, des chocs frontaux aussi, et non des moindres, à travers le XVe siècle. Je pense que le ton général de ma conférence, centrée sur cette période orageuse du passé burgondo-liégeois, est donné.
Tensions inéluctables, imparables ? Assurément. Les ducs de Bourgogne de la maison de Valois, branche cadette de la dynastie royale française, rassemblent alors les différents territoires que l’on dénommera par commodité les « anciens Pays-Bas ». Les deux premiers de la lignée, Philippe le Hardi et Jean sans Peur, ne possèdent encore que Flandre, Artois et Malines. Le troisième, Philippe le Bon, grosso modo entre 1420 et 1450, va s’assurer la possession du Namurois, du Brabant, du Limbourg, du Hainaut, du Luxembourg, toutes principautés issues de l’ère féodale limitrophes à des degrés divers de la principauté épiscopale de Liège. Celle-ci, forcément, se révèle encombrante. Sa structure territoriale, son découpage, les enclaves et exclaves sont en outre plus que propices à des conflits de limites répétés. La politique des ducs de Bourgogne est caractérisée par deux lignes de force croissantes : expansion territoriale, affirmation d’une souveraineté. De là à mettre en place des stratégies d’influence, de mise sous tutelle, voire de conquête, il n’y a qu’un pas que l’on va naturellement franchir. Durant une décennie, à partir de 1465, avec le quatrième duc, Charles le Téméraire ou, mieux, le Hardi, ce sera l’état de guerre, la soumission, la destruction, le paroxysme de la violence, l’apothéose d’un « choc imparable ». Mais les choses s’étaient évidemment dessinées beaucoup plus tôt.
N’ayant pas l’intention de désespérer un public liégeois en égrainant des événements dramatiques, voulant éviter aussi, en Hainuyer que je suis, donc féal sujet bourguignon, de vous donner l’impression de m’en réjouir, je m’efforcerai ici de dégager le sens des péripéties et le rôle des acteurs primordiaux ! Et je vous propose d’emblée de graver en vos esprits les mots clés que voici : immixtion, influence, intervention, mainmise. Quatre mots, quatre étapes.
Une option forcée tout de même : le temps limité dont je dispose m'imposera de faire un choix et de vous préserver ainsi de la superficialité d'un propos trop large. Je limiterai l'acte, l'étape « mainmise », qui exigerait l'exposé le plus long, à savoir les événements tragiques de 1468/69, avec la destruction de Liège par Bourgogne et l'assujettisement politique total mais temporaire y faisant suite pendant huit ans.
Immixtion bourguignonne en terre liégeoise tout d’abord. Le contexte est celui d’une alliance entre Bourgogne et Bavière. Bourgogne, c’est Jean sans Peur (1405-1419), comte de Flandre. Bavière, c’est Jean de Bavière, sur le trône liégeois depuis 1389 et qu’il convient d’appeler « l’élu » et non « l’évêque », vu qu’il ne devait jamais être consacré. Ils sont beaux-frères, Jean sans Peur ayant épousé la sœur de Jean de Bavière. Sur l’échiquier politique des Pays-Bas, il est un troisième acteur, Guillaume IV de Bavière, comte de Hainaut et de Hollande, frère de Jean. On aime qualifier l’élu liégeois d’« autocrate », « épris d’absolutisme », formule tant soit peu anachronique mais non contraire à la réalité. Ses rapports avec nombre de ses sujets sont à vrai dire difficiles, sinon exécrables. Et l’on sait par ailleurs combien les Liégeois, les gens de la Cité en particulier, sont traditionnellement attachés à leurs franchises, ont « la tête près du bonnet » et cultivent volontiers ce que l’on dénomme pudiquement la « commotion politique ». Les opposants à Jean de Bavière seront baptisés par leurs adversaires « haidroits », ceux qui haïssent le droit, l’autorité, pour mieux dire l’autoritarisme princier. Le conflit, déjà riche en épisodes depuis près de vingt ans, atteint son paroxysme en 1406, quand Jean est renversé et qu’on lui substitue un concurrent, Thierry de Perwez, placé sur le trône de saint Lambert sous la houlette du véritable meneur de jeu, son père Henri, désigné en qualité de mambour.
Pendant près de quatre mois, Jean de Bavière, qui s’y est réfugié, est assiégé dans sa bonne ville, fidèle, de Maastricht. Le pays liégeois baigne dans une guerre civile destructrice. Le frère, Guillaume de Hainaut et Hollande, et le beau-frère, Jean de Bourgogne et Flandre, jugent venu le moment de « siffler la fin de la récréation ». Le Bourguignon procède à un important recrutement de troupes et veille à leur équipement. Une proposition d’arbitrage royal français n’aboutit pas. Le 23 septembre 1408, à Othée, en Hesbaye, dans l’actuelle commune d’Awans, les troupes ducales écrasent les « haidroits », les Perwez père et fils périssant dans la bataille.
Un mois plus tard est prononcée dans une ville du duc Jean, Lille, une sentence très dure pour les sujets révoltés de Jean de Bavière. Elle entraîne notamment la confiscation des franchises, la saisie de documents, de chartes, d’une valeur primordiale pour leurs bénéficiaires, dont beaucoup seront matériellement détruits : mentionnons seulement ici la célèbre charte concédée en 1066 par l’évêque Théoduin aux habitants de Huy, l’une des plus anciennes connues du genre. Au-delà de la sanction, de l’anéantissement juridique – je pèse mes mots – ainsi infligé aux vaincus, Bourgogne crée et affirme un précédent dont nous devons être bien conscients pour la suite : le droit d’intervenir dans une principauté étrangère au patrimoine de l’intervenant. Jean sans Peur se signale par son intransigeance, rejetant les requêtes de Jean de Bavière lui-même touchant les amendes et compensations financières pesantes exigées de ses sujets, qu’il veut certes voir soumis mais non ruinés : la ruine du pays, ne serait-ce pas un prélude à celle de ses caisses ? Mais rien n’y fait donc et Bourgogne saigne Liège…
Comment donc interpréter au final ce premier grand épisode ? Deux remarques s’imposent. Si l’on en juge par les échos recueillis en France, la chevauchée liégeoise sanglante et victorieuse de Jean sans Peur a servi ses desseins, a traduit sa détermination et prouvé ses moyens : dans ses efforts permanents, où alternent phases de succès et d’échecs, pour être le premier dans un royaume affaibli par la guerre de Cent ans et l’incapacité d’un roi dément, le duc a marqué des points. Par ailleurs, il a perçu combien il ne lui était pas loisible de laisser faire, d’abandonner aux Liégeois, coutumiers du fait, il est vrai, la latitude de se rebeller en toute impunité. Lui-même, à l’instar de ses prédécesseurs en Flandre, a dû faire face aussi à des « commotions » communales, et il en ira de même pour ses successeurs, à Bruges et Gand en particulier. De mauvais sujets ne peuvent, par-delà les frontières des principautés, qu’insuffler de mauvaises idées et montrer de mauvais exemples à d’autres contestataires de l’autorité reçue d’en haut. Tel est le sens profond, au-delà du jeu des alliances politiques et d’une nécessité de voisinage et de lignage de venir à la rescousse d’un pâle parent. Jean de Bavière, quoique pourvu par l’après-Othée d’un pouvoir plus autoritaire que jamais, abdiquera en 1418 pour se tourner vers d’autres ambitions, en disputant la possession du comté de Hollande à la fille unique de son frère Guillaume IV, Jacqueline de Bavière. Pour sa part, Jean sans Peur sera assassiné sur le pont de Montereau, au sud de Paris, l’année suivante. Avec un nouveau duc et un nouveau prélat, un vrai cette fois, s’ouvre une période que j’estime pouvoir présenter comme une sorte d’interlude.
Le nouveau duc, c’est Philippe le Bon (1419-1467). Le nouveau prince-évêque, c’est Jean de Heinsberg (1419-1455), dont on a souvent jadis souligné la bonne entente, la « connivence » avec le duc, un point de vue aujourd’hui revu à la baisse, en tout cas plus que nuancé. Si Jean de Heinsberg a bien été désigné, à l’unanimité d’ailleurs, par le chapitre cathédral liégeois, il est permis de s’interroger sur l’attitude qu’adopte vite à son égard le duc Philippe, voisin direct – ce que n’était pas son père – de la principauté dès 1421. Cette année-là, en effet, Philippe le Bon achète en viager le comté de Namur. Heinsberg, sur la nomination duquel il n’a nullement pesé, ne va-t-il pas désormais faire figure pour lui de « créature » politique par défaut ?
Mais bientôt l’interventionnisme bourguignon va saisir au vol d’autres circonstances. C’est la phase qu’entre immixtion et intervention directe, je baliserai de la borne « influence ». Je veux parler de ce que l’on dénomme volontiers à Liège la « conjuration des Datin ». Retraçons brièvement les faits. Les cousins Watier et Guillaume Datin, membres d’un lignage enrichi par l’exploitation houillère, et d’autres de leurs parents avaient exercé depuis nombre d’années déjà des charges officielles dans la Cité. Contrôlant l’échevinage et une masse de travailleurs, il leur vient l’idée de mettre la main sur les rouages communaux et d’en exclure leurs adversaires politiques, voire de s’en débarrasser radicalement. Peut-être, a-t-on pensé, s’inspirant d’exemples italiens antérieurs bien connus, ont-ils pu rêver d’instaurer à Liège un régime de seigneurie : ils seraient devenus les Sforza ou les Médicis des bords de Meuse ! La nuit des Rois 1433, on frôle un « dix-huit Brumaire à la Bonaparte », a pu écrire Jean-Louis Kupper, mais la majorité des métiers font échouer la sédition et les Datin et leurs partisans sont massacrés, proscrits, privés de leurs biens, victimes longtemps d’une vindicte compromettant toute perspective de retour aux affaires.
On a pu voir, en toile de fond, dans l’épisode des Datin, la marque d’une faiblesse innée du prince-évêque Heinsberg en même temps qu’une étape de plus dans les affrontements des luttes socio-politiques liégeoises sur lesquelles, voici quelque trois quarts de siècle Fernand Vercauteren attira l’attention et auxquelles, beaucoup plus récemment, Geneviève Xhayet consacra une thèse de doctorat. Mais il y a davantage, pour nous, aujourd’hui : il est acquis que, leur ouvrant sa bourse bien garnie, Philippe le Bon a veillé à s’attacher les Datin pour s’immiscer dans la vie politique liégeoise, non point cette fois par le canal d’un prince-évêque, comme jadis son père par Jean de Bavière, mais par celui d’une puissante coterie. Plusieurs années après les faits de sédition, le duc interviendra encore – en vain – pour exiger un procès équitable au profit de Watier Datin, réfugié et solidement implanté en Brabant, terre ducale. Considérons toutefois qu’il ne joua pas le bon cheval, qu’il perdit sans doute un bon relais à Liège, tandis qu’il y récolta assurément pour Bourgogne quelques solides inimitiés…
Lassitude ducale, volonté de mieux contrôler les choses, politique de placement familiale aussi. Tous ces ingrédients nous acheminent vers une nouveau stade, celui de l’intervention directe, sans détours, du duc Philippe, imposant en 1455 un nouveau pasteur au diocèse et à la principauté. Jean de Heinsberg est-il encore fiable… pour autant qu’il l’ait précédemment été ? Dans le cadre de conflits répétés entre juridictions laïque et ecclésiastique dans les possessions bourguignonnes, le temps n’est-il pas venu de soustraire particulièrement celles-ci à l’emprise des cours diocésaines liégeoises ? Et puis aussi, le Bourguignon en est alors parvenu au stade où il a rassemblé entre ses mains tout ce qu’il pouvait fédérer entre Zuiderzee, mer du Nord, Picardie et Moselle, non certes dans un « État » unitaire mais selon la formule que l’on dénomme « union personnelle ». Cela veut dire qu’une dizaine de duchés et comtés sont connectés à travers sa personne et qu’il commence, encore timidement, à les pourvoir de structures communes. Mais il subsiste bien en somme, de son point de vue, des formations territoriales « atypiques », en particulier les principautés épiscopales d’Utrecht et de Liège. Le contexte est là : voici venu le temps, selon les mots d’Alain Marchandisse, de « médiatiser les évêchés de l’espace bourguignon ». À Utrecht, non sans mal, Philippe le Bon va imposer David, l’un de ses bâtards. À Liège, ce sera son neveu Louis, fils de sa sœur Agnès mariée au duc de Bourbon, un grand féodal français. Louis de Bourbon n’a pas plus d’envergure que Jean de Heinsberg, démissionnaire, bien au contraire. Mais cette fois, la « créature » n’est pas adoptée « par défaut », elle est installée.
Quelle leçon tirer alors de cet épisode, de cette substitution de joker ? Au-delà des personnes et de leur médiocrité, je la formulerais ainsi : le pays de Liège, désormais, n’est plus pour le duc de Bourgogne un simple écueil, face auquel et autour duquel il faut manœuvrer, mais il est devenu un enjeu, dont il convient de s’assurer le contrôle plein et entier. La stratégie bourguignonne sera là et dix ans suffiront pour que l’on voie à quoi elle peut mener.
Cette stratégie permet de bien saisir ce qu’il en est du contexte dans lequel va se développer une quatrième phase et va se traduire plus que jamais en crescendo dans les tensions visibles. Si l’on en croit le chroniqueur picard contemporain, pro-bourguignon, Enguerrand de Monstrelet, Jean de Heinsberg, un quart de siècle déjà avant sa mise à l’écart, conseillait à ses sujets de ne pas s’engager et s’embourber dans des affrontements avec Bourgogne compte tenu des « grands maux et inconvénients qui pouvaient venir au pays de Liège s’ils mettaient leurs entreprises à exécution ». Il ne croyait pas si bien dire si l’on considère les événements, l’irrésistible spirale de violence déclenchée à partir de 1465 et que le prince-évêque déchu ne devait pas connaître, étant décédé – oserais-je dire pour son bonheur ? — six ans plus tôt. Le contexte, à présent, est clair et sans appel : expansion bourguignonne versus indépendance liégeoise. Et le mot clé sera lui aussi sans appel : mainmise.
Notons d’abord que Louis de Bourbon, signe d’une relative vacuité s’il en est, bien que porté au siège épiscopal en 1456, ne sera consacré qu’en 1466. Entre-temps, à l’image de son grand-oncle maternel Jean de Bavière, il doit être juridiquement baptisé « l’élu de Liège ». Il ne jouit encore que de ce statut peu édifiant lorsqu’en 1465 ses opposants visent à le destituer. L’intervention militaire bourguignonne à la rescousse de Louis de Bourbon est orchestrée par un nouvel acteur, capital dans l’histoire des relations burgondo-liégeoises, Charles, comte de Charolais, fils unique et héritier du duc vieillissant, Philippe le Bon. Le 20 octobre 1465, les milices communales sont défaites à Montenaken, dans le comté de Looz – actuellement dans l’arrondissement de Hasselt. La paix dite de Saint-Trond, qui y fait suite, met déjà un terme à l’indépendance effective du pays de Liège : plus de campagnes militaires ni de nouvelles alliances sans consentement bourguignon, renonciation à toutes alliances en cours, en particulier celle avec le roi de France Louis XI, qu’avait consacrée un traité de juin précédent. Le duc Philippe de Bourgogne, outre le bénéfice, une fois de plus, d’une lourde contribution de guerre, est promu gardien et avoué souverain héréditaire, c’est-à-dire protecteur, de la principauté et de ses églises ; il est tangible que Louis de Bourbon, s’il conserve le titre, n’est plus le maître effectif du pays.
La leçon n’a pas été comprise, diront les moralisateurs. Une alliance de treize villes liégeoises se forme néanmoins et Charolais s’en vient châtier la plus haïe d’entre elles, qui n’a certes pas recherché l’apaisement, au-delà de la querelle politique, en répandant la rumeur suivant laquelle Charles serait le fruit de relations coupables entre sa mère, la duchesse de Bourgogne Isabelle de Portugal, et feu Jean de Heinsberg. Le sac de Dinant d’août 1466 et le massacre de ses habitants constituent un épisode trop connu, hélas, pour que l’on doive s’y arrêter. Les mesures coercitives s’en trouvent encore aggravées en terre liégeoise. Les structures mêmes de la principauté, notons-le bien, n’ont toutefois pas à ce stade été atteintes : une chape de plomb certes, un « détricotage » du tissu, non.
En juin suivant – 1467 –, le duc Philippe meurt, de mort on ne peut plus naturelle, et Charles lui succède à la tête du complexe territorial bourguignon. En août, les ennemis liégeois de Louis de Bourbon, qui sont donc aussi ceux du nouveau duc, s’en prennent derechef à leur prince-évêque, entre-temps consacré. La bataille de Brustem, sur le territoire de la ville actuelle de Saint-Trond, se solde par une nouvelle défaite et une sentence qui se veut décisive. Cette fois, les institutions sont mises en cause. Toutes les juridictions en activité dans la Cité sont abolies. Un nouvel échevinage est mis en place sous l’autorité directe du prince-évêque : il est seul habilité à juger tous cas civils et criminels, avec possibilité d’appel au conseil épiscopal, mais ses compétences sont limitées à l’intérieur des murs de la Cité capitale, sans plus de ressort, comme par le passé, dans le plat-pays. Restrictions dans le temps donc – l’annuité des échevins – ainsi que dans l’espace – la suppression du ressort – traduisent une volonté politique nette : niveler les institutions du pays, qui cette fois sont bien dans la ligne de tir.
Voici venus les événements plus que jamais dramatiques d’octobre-novembre 1468, qui voient l’apothéose, ou mieux l’apocalypse, du conflit entre Liège et Bourgogne. Louis de Bourbon est appréhendé par ses sujets rebelles. Le (faux) bruit de sa mort se répand. Charles le Hardi, alors en négociation avec son ennemi juré Louis XI à Péronne, en Picardie, force le roi de France à l’accompagner dans sa chevauchée militaire. Le siège de Liège est mis en place. Le coup de main dit des « Six cents Franchimontois », sur les hauteurs de Sainte-Walburge, la nuit du 29 au 30 octobre, fait peser sur les deux hommes un réel danger de mort. Le 30 octobre, l’assaut est donné. Dans les jours suivants, la ville sera mise à feu. Plutôt qu’un reportage à vif sur les événements, je propose ici une interrogation sur les ressorts de cet acte sauvage et vengeur.
Il est plus que vraisemblable, pour ne pas dire certain, que la décision de ravager la ville dès qu’elle aura été enlevée n’a pas été prise sur un coup de tête, par un duc bouillonnant légitimement de colère devant l’agression nocturne ayant mis sa vie même en péril. Cette impitoyable résolution dut reposer sur des considérations plus fondamentales, bien en phase avec l’idée que le quatrième duc de Bourgogne cultivait de son pouvoir et de sa mission. Violer des traités imposés, faire preuve de félonie envers un avoué dit souverain, s’en prendre à une autorité légitime émanant de Dieu, se rendre coupable de lèse-majesté : tout cela méritait le châtiment le plus sévère. En outre, déjà frappés d’interdit, de sanctions canoniques, par sentence épiscopale et pontificale, ces Liégeois, ces « infidèles », au sens le plus accompli du terme, offensaient donc Dieu lui-même. Je n’irai pas jusqu’à dire que Charles percevait là les tenants et aboutissants d’une croisade, mais je ne m’en tiendrai pas loin ! Des historiens ont fait à bon droit remarquer qu’en agissant comme il le fait, au nom de sa « hauteur et seigneurie », Charles le Hardi n’accorde évidemment pas grand prix – c’est un euphémisme… – à ces mêmes prérogatives dans le chef du prince-évêque, une fois de plus mis au rancart, voire de l’empereur. On n’oubliera pas en effet que la principauté de Liège relève toujours de l’Empire et que les souverains de cet empire, dit encore saint et romain et bientôt germanique, sont en droit d’exercer à l’égard de Liège une suzeraineté qu’au XVe siècle, il leur arrive de rappeler, toute protocolaire qu’elle soit devenue. Si, de son point de vue, le duc de Bourgogne se targue d’une légitimité, force est de reconnaître qu’il se meut dans l’illégalité, au mépris « constitutionnel » – terme en l’occurrence anachronique mais néanmoins signifiant – du statut de la principauté.
Il serait mal venu – et dangereux sans doute pour son intégrité physique… — qu’un sujet bourguignon vienne dire à Liège que les années de fer, enclenchées en 1465 constituèrent un simple avatar dans l’histoire de la Cité et de la principauté. Que l’on me comprenne bien, et je répercute là l’opinion de plus d’un historien : il y eut alors une grande cassure politique, mais pas sociale. Liège devait compter au début des événements quelque 20 à 25 000 habitants. La ponction fut sérieuse, puisqu’on la chiffre à 5 000 morts et 10 000 départs forcés ou volontaires. Mais la reconstruction va être entreprise sans trop tarder, avec l’aval des autorités bourguignonnes, soucieuses par priorité de repeupler les lieux de clercs et d’artisans. Vers 1480, on y aurait – déjà, si je puis dire – dénombré 10 000 âmes. Et les structures socio-professionnelles de la population paraissent bien similaires voire identiques à celles d’avant le grand feu de 1468.
Dans son beau et savant livre de 1957 sur la principauté de 1477 à 1505, le maître Paul Harsin esquissait en ces termes la trame de l’histoire politique liégeoise du temps – je le cite – : « un jeu de forces intérieures, aidées ou contrariées par l’intervention du facteur étranger ». Il me semble pertinent d’appliquer cette formule à tout le XVe siècle liégeois. Les « forces intérieures » antagonistes, ce furent tour à tour partisans et opposants de Bavière et de Bourbon, les Datin et leurs rivaux. Le « facteur étranger », ce fut par excellence le pouvoir ducal bourguignon.
Les ducs de Bourgogne, singulièrement depuis Jean sans Peur et les prémisses du carnage d’Othée, ont manifesté pour la principauté de Liège un intérêt croissant. Un faisceau de bonnes raisons les y ont amenés : territoire, politique internationale, économie, juridiction. Territoire : le pays liégeois, au cœur du patrimoine ducal, était voué à l’incorporation. Politique internationale : le pays liégeois offrait un tremplin vers cette Allemagne que les ducs, du moins Charles le Hardi, regardaient avec envie, ambitionnant une couronne de roi des Romains, marchepied de la dignité impériale. Économie : le pays liégeois regorgeait de ressources, agricoles, énergétiques, artisanales, commerciales. Juridiction : le pays liégeois devait être contrôlé pour soustraire aux cours de son évêque des terres brabançonnes, limbourgeoises, namuroises, hainuyères.
Les rapports entre Liège et Bourgogne, ce n’est pas un combat bipolaire entre deux entités politiques, à l’instar de la guerre de Cent ans entre France et Angleterre Nous sommes ici en présence de relations en permanence triangulaires : des ducs entreprenants, résolus à faire usage de tous modes d’intervention, des plus feutrés (les Datin) aux plus violents (la tragédie de la Toussaint 1468) ; des princes-évêques peu aptes à se défaire d’une dépendance très féodale à l’égard de ces ducs, auxquels les attachent relations personnelles (Heinsberg) voire familiales (Bavière, Bourbon) ; des sujets enfin, suffisamment organisés en métiers, en fratries, en coteries, pour assumer leur propre destin, surtout quand, après Othée plus que jamais déjà, leur seigneur et maître légitime se distancie tellement d’eux.
Bien avant la catastrophe de 1468 déjà, un chroniqueur officiel de la cour de Bourgogne, le Flamand Georges Chastellain, écrivait des Liégeois qu’ils gardaient « toujours une cuisance [un tourment] et un couvert remords d’amertume en leurs cœurs ». Le fait que vous ayez accueilli aujourd’hui à cette tribune, sans armes il est vrai, ce descendant de sujet bourguignon que je suis semble attester qu’il n’en est heureusement plus rien…
Jean-Marie Cauchies
Professeur émérite Université Saint-Louis - Bruxelles et
Université catholique de Louvain
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